Les règles du jeu des journées d'initiative parlementaire
Depuis la révision de la Constitution en 2008, son article 48 prévoit qu’« un jour de séance par mois est réservé à un ordre du jour arrêté par chaque assemblée à l’initiative des groupes d’opposition de l’assemblée intéressée ainsi qu’à celle des groupes minoritaires. ». L'objectif ? Redynamiser le pouvoir du législateur vis-à-vis de l’exécutif en tenant davantage compte des élus des groupes non majoritaires. Et tant pis pour les non-inscrits.
Une niche parlementaire par mois, avec 8 groupes parlementaires d’opposition ou minoritaires et des sessions parlementaires qui vont d’octobre à juin, cela signifie une seule niche par an et par groupe dans la composition actuelle de l’Assemblée (small data so far).
Une journée par an où l’Assemblée se consacre aux propositions de loi de votre groupe parlementaire, cela se prépare.
Les principales règles du jeu sont les suivantes :
Le groupe parlementaire dépose autant de propositions de loi et de propositions de résolution qu’il le souhaite ;
Les textes sont d’abord examinés en commission permanente, avant de passer en séance publique le jour J ;
Les projets de texte peuvent être retirés par le groupe parlementaire à tout moment, y compris en plein milieu de la discussion en séance publique ;
La séance publique se termine à minuit.
Les textes non adoptés par manque de temps ont un avenir particulièrement incertain, puisqu’il faudra attendre que le texte soit de nouveau inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée. Cette inscription peut se faire lors de la prochaine niche du groupe, lors d’une niche d’un autre groupe minoritaire qui souhaite s’en emparer, ou par le gouvernement s’il souhaite reprendre le texte à son compte.
Les stratégies disponibles
Les options stratégiques des groupes parlementaires diffèrent selon qu’il s’agit du groupe majoritaire ou d’un groupe de l’opposition.
Le groupe majoritaire peut ainsi :
Saisir la chambre d’une motion de rejet, ce qui a pour avantage de tuer toute discussion et pour inconvénient de crisper les députés qui ont travaillé sur le texte ;
Saisir la chambre d’une motion de renvoi en commission, ce qui dans la pratique permet de reporter le texte sine die ;
Voter contre l’adoption des dispositions du projet de texte ;
Modifier le texte par voie d’amendements.
Les groupes d’opposition peuvent évidemment recourir à ces approches, mais avec une efficacité toute relative puisqu’ils ne sont par définition pas en position d'obtenir systématiquement les votes nécessaires au déploiement de ces stratégies.
Ils peuvent en revanche user de leur droit d’amendement non seulement pour modifier le texte, mais aussi pour jouer la pendule, ce qui est particulièrement efficace. Le nombre des amendements prolonge la discussion et empêche son adoption dans les délais, quand bien même tous les amendements seraient rejetés.
Dura règlement sed règlement
Certains élus ont une nouvelle fois démontré leur maîtrise de cet art. Dix députés ont en effet déposé 2 620 amendements (sur un total de 3 866) sur la PPL donnant le droit à une fin de vie libre et choisie, s’assurant de son report avant même le début de la séance publique.
Avec 11h30 de séance programmée et 3 866 amendements, il eut fallu passer moins de... 11 secondes par amendement pour espérer aller au bout de l’examen de la PPL dans les délais, hors intervention liminaire.
Ces députés ont usé de leur bon droit d’amendement pour s’opposer frontalement au texte au point d’établir un nouveau record : cette PPL est devenue la plus amendée de la XVème législature !
Précisons qu’aucun de ces députés n’étant membre de la commission des Affaires Sociales (chargée de l’examen du texte), ils n’ont donc pas pu participer à l’examen de la PPL en commission.
Les serial amendeurs
Cette stratégie n’est néanmoins pas nouvelle puisque son emploi le plus récent remonte seulement au mois de janvier 2021, sur un autre sujet de société : l'interruption volontaire de grossesse. Le nombre d’amendements des 10 députés qui en avaient déposé le plus ne s’élevait « qu’à » 441. Assez cependant pour inciter le groupe LFI à retirer son texte avant même le début de sa niche parlementaire.
Dans le top 10 des amendeurs de la PPL visant à renforcer le droit à l'avortement, nous retrouvons pas moins de 7 députés de notre top 10 de la PPL Droit à une fin de vie libre et choisie :
Il semblerait donc que certains députés se spécialisent dans le dépôt en masse d’amendements...
Les dessous quali de la prouesse quanti
Peu friands de l’image d’Epinal qui voudrait que les députés soient inactifs (nous avons lu Palais Bourbon de Kokopello), nous partons généralement du postulat qu’ils n’en restent pas moins des femmes et des hommes. Nous avons donc tenté de comprendre leurs méthodes de recordmen (et women).
Voici celles que nous avons identifiées grâce à la data :
Le bluff : des amendements identiques ont été déposés plusieurs fois. 1100 amendements sur 2620 sont des copies d’amendements déjà déposés par un autre député du top 10. Or, les amendements identiques ne sont défendus que par un orateur. Le bluff du nombre d’amendements aurait pu décourager le groupe Liberté et Territoires et l’inciter à retirer sa PPL avant la séance publique.
L’esprit de synthèse : les exposés des motifs des amendements du top 10 sont deux fois plus courts que la moyenne de ceux déposés sur l’ensemble des PPL de la XVème législature (370 caractères contre 796 caractères en moyenne).
Le recyclage : des exposés des motifs sont réutilisés pour des amendements différents. Ainsi, l’exposé des motifs de l’amendement 332 de Xavier Breton a été utilisé 75 fois au total. Cela permet de déposer davantage d’amendements tout en s’assurant qu’ils seront discutés si les délais le permettent.
La profondeur du banc de touche ? L’Ordre des Médecins, l’Ordre des Sages-Femmes et le Syndicat national des Gynécologues et Obstétriciens (Syngof) apparaissent dans l’exposé des motifs des amendements. Rien n’indique qu’ils aient eux-mêmes participé à la rédaction des amendements, mais il est vraisemblable que ces organisations aient eu des échanges avec ces élus ou leurs équipes puisqu’elles sont mentionnées ou citées dans l’exposé des motifs de certains amendements. Il est intéressant de noter que les noms de ces organisations se retrouvent aussi dans les exposés des motifs des amendements déposés par certains de ces députés sur la PPL visant à renforcer le droit à l'avortement.
Les conséquences de cette stratégie
A court terme, l’objectif est atteint : la PPL donnant le droit à une fin de vie libre et choisie n’a pas été adoptée. En revanche, la méthode comporte des risques, en particulier lorsqu’elle est utilisée de façon récurrente.
En termes de communication tout d’abord, ces députés n’ont pas réussi à justifier leur stratégie auprès de l’opinion publique par la nécessité d’un débat plus large sur ce sujet de société. C’est en effet le terme d’obstruction qui est le plus souvent revenu dans les médias comme Franceinfo, Les Echos ou LCP.
Sur un plan politique, la menace du retour de bâton plannera sur la préparation de la prochaine niche politique du groupe LR. Bien qu’il n’ait pas formellement endossé la stratégie déployée par certains de ses membres, il est vraisemblable que le groupe LR soit contraint de ne pas confier de PPL à ces députés et de soumettre à l’Assemblée des PPL consensuelles s’il a l’intention de les faire adopter.
Plus globalement, l’argument avancé par ces députés, à savoir la nécessité d’un débat plus long pour une loi d’envergure, revient à dire que les niches parlementaires ne peuvent pas faire l’objet de grandes lois. Si dans les faits les lois d’envergure restent l’apanage de l’exécutif et de la majorité, le groupe LR se condamne à ne porter que des PPL de faible portée.
Enfin, le recours récurrent à cette stratégie par certains députés pourrait inciter l’Assemblée Nationale à réviser son Règlement, afin de conserver l’esprit des niches parlementaires. Il faut en effet se rappeler que les journées d’initiative parlementaire sont encore jeunes dans la timeline de notre démocratie parlementaire, et que leur format peut continuer d’évoluer.
L’Assemblée se retrouverait alors confrontée au dilemme de la limitation du droit d’amendement… pour renforcer le parlementarisme.